La polarisation affective érode notre système démocratique, que faire?

Che Wagner et Ivo Scherrer, 2022
Le sentiment de sécurité collective des Suisses est ébranlé et la principale garantie de stabilité menacée. Nous devons à nouveau investir consciemment dans notre culture démocratique.
La pandémie de coronavirus, la crise climatique et l’attaque russe contre l’Ukraine absorbent l’attention des Suisses et des Suissesses et ébranlent notre sentiment de sécurité collective. Dans cette «démocratie d’urgence» régie par la crise, la polarisation croissante de la société menace la principale garantie de stabilité et de capacité d’action collective de la Suisse: notre culture démocratique vivante, que nous vivons de façon active. Nous devons à nouveau investir consciemment dans notre démocratie. Chacun d’entre nous a son un rôle à jouer.

Les démocraties sont plus fragiles qu’on ne le croit. Dans son livre La Grande Expérience. Les démocraties à l’épreuve de la diversité, le politologue germano-américain Yascha Mounk constate que les démocraties risquent de se briser sous l’effet des forces centrifuges de groupes rivaux. Quand les criards et les idéologues de tous bords donnent le ton, les forces modérées ne trouvent plus guère d’écho. Et les compromis politiques dans l’intérêt général n’ont pratiquement plus aucune chance. Le psychologue social américain Jonathan Haidt décrit comment, au-delà de la politique, la fragmentation continue de gangrener toutes les institutions de la société: les médias, la science et les autorités.

Pour décrire la dislocation interne des Etats-Unis, Haidt fait appel à la parabole de la tour de Babel, dans laquelle la discorde gagne et déchire les hommes, Dieu ayant mis n à leur langue commune. Ils ne sont donc plus en mesure de poursuivre la construction de la tour. Par analogie avec les Etats-Unis actuels: si des groupes distincts interprètent le monde de manière si différente qu’ils ne peuvent plus se comprendre, la démocratie ne peut plus se développer. Sans dialogue, sans respect mutuel, sans engagement pour une quête commune de la vérité et un partage du pouvoir politique, les autorités, les partis et les médias se désagrègent – et avec eux la démocratie.

Menace des autocrates

Les démocraties ne sont pas seulement menacées par des dangers politiques internes. Elles sont également sous pression au niveau international, et cela depuis des décennies. Les autocrates combattent la liberté partout où ils le peuvent. Car les démocraties fonctionnelles et les sociétés ouvertes représentent un danger pour eux. Les libertés individuelles et le droit à la participation menacent leur pouvoir. Dans le monde entier, la visibilité de la culture et de la pratique démocratiques montre aux personnes soumises à un régime autoritaire qu’il existe des alternatives – surtout à l’ère des médias sociaux. Les autocrates ont donc tout intérêt à déstabiliser les Etats libres, à semer la discorde et à saboter les structures démocratiques.

En Suisse aussi, la démocratie est plus fragile que beaucoup ne le pensent. La polarisation croissante menace de créer des fossés infranchissables et de saper ainsi la culture du compromis. En comparaison internationale, un nombre particulièrement élevé de personnes nourrissent des sentiments négatifs à l’égard de ceux qui ont des opinions différentes. Cette forme de polarisation dite affective est fatale pour une démocratie consensuelle: elle nous empêche de nous parler et conduit à ce que nos appartenances à des groupes déterminent la manière dont nous votons et pour qui nous votons, en lieu et place de considérations politiques objectives. Plus nous sommes polarisés, plus il est difficile de trouver des solutions constructives à des dés complexes.

La capacité de la Suisse à agir collectivement a considérablement diminué ces vingt dernières années, selon une étude de l’institut de sondage gfs.bern. Nous délaissons d’importants chantiers de réformes (telles nos relations avec l’UE, la politique climatique ou la prévoyance vieillesse). Les larges compromis obtiennent moins de majorités qu’auparavant et nous ne sommes plus guère en mesure d’investir conjointement dans des projets à long terme et de trouver des accords. Ce n’est que lorsque les alarmes sont au rouge et que les dégâts ne peuvent plus être ignorés ou niés que nous basculons en mode de crise, dans lequel nous ne pouvons plus que réagir. Cette «démocratie d’urgence» a un coût: le temps pour réfléchir ensemble et calmement à la manière dont nous voulons faire face aux crises à venir.

En cette ère de crises, nous ne devons pas nous bercer de l’illusion que notre système démocratique et la culture qui le sous-tend vont de soi. Le «mode urgence» et la polarisation rongent les fondements de notre système. Comment sortir de cette situation?

Vivre la démocratie au quotidien

Nous devons vivre la démocratie, à nouveau. Et ce, au quotidien. La démocratie est plus qu’un ensemble abstrait de normes, de processus et d’institutions. La démocratie, c’est un engagement que nous prenons chaque jour. Une combinaison d’activités à laquelle nous nous attelons chaque jour. La démocratie est un verbe.

Mais si la démocratie doit être un verbe – je démocratise, tu démocratises, etc. – qu’est-ce que cela implique? Nous sommes tous appelés chaque jour à nous confronter au monde et à aller à la rencontre de nos semblables. Nous devons nous écouter les uns les autres, discuter, accepter les différences et prendre des décisions communes, malgré l’antipathie mutuelle et les divergences d’opinions. Pour ce faire, nous avons urgemment besoin de plus d’espace pour la réflexion, le dialogue et le débat. Une démocratie a besoin d’infrastructures qui permettent aux personnes ayant des idées différentes de se rapprocher et de débattre de manière constructive de leur avenir commun. Cela concerne toutes les personnes qui vivent en Suisse et qui sont impliquées par les décisions démocratiques.

Avec le nouveau «think + do tank» Pro Futuris, nous voulons créer de nouvelles infrastructures démocratiques. Nous avons lancé un nouveau format de dialogue sur le plan national, intitulé «Parlons-en». Vous enregistrez tout d’abord votre opinion sur dix thèmes d’actualité différents. L’algorithme scrute ensuite la base de données à la recherche d’une personne qui n’a à coup sûr pas la même opinion que vous. Vous êtes ensuite «matché» avec cette personne pour mener une discussion respectueuse en tête à tête, respectueuse. Cela permet aux participants de découvrir le monde de l’autre, et de se découvrir des points communs, qui humanisent l’interlocuteur. En apprenant à se connaître, on ne peut plus généraliser, ce qui agit directement contre la polarisation affective.

Nous sommes donc tous appelés à nous engager pour la collectivité. Nous devons nous engager les uns pour les autres, et les uns avec les autres. Car en tant que société individualiste, nous ne parvenons pas à faire émerger et éclore l’intelligence collective dont nous avons besoin en tant que collectif pour surmonter les grandes crises de notre siècle. Autrement, notre démocratie risque de s’éroder.

Remarque

Cette contribution a tout d’abord été publiée le 6 août 2022 dans le journal Le Temps (version en ligne et version papier) et en août 2022 comme contribution au débat sur le site web de Pro Futuris.

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